Pour répondre aux problèmes de l’enseignement des mathématiques qu’il
décrit et analyse, le rapport Villani-Torossian est structuré par deux
lignes de force : la formation des enseignants d’une part et d’autre
part les relations entre enseignement et recherche, en tant que celle-ci
doive éclairer celui-là. On peut s’en réjouir, mais avec une réserve :
la rédaction est manifestement sous-tendue par une conception de la
recherche réduite aux sciences cognitives et à la psychologie, voire aux
mathématiques. Ainsi la recherche en didactique des mathématiques
parait-elle absente ; quoique certains perçoivent sa prise en compte
lorsque le rapport évoque la recherche qui doit être conduite dans les
classes et la capitalisation sur l’expérience des enseignants. Vieux
chercheur en didactique des mathématiques, mon désir est fort de
protester et de rappeler les décennies de développement d’une recherche
académique internationale à laquelle nous participons activement et
d’une façon reconnue. Mais cela serait vain, car on sera rapidement
confronté à la question de savoir à quoi cela a servi, et en quoi
l’enseignement et l’apprentissage des mathématiques en ont bénéficié.
Il faudra alors remonter dans l’histoire. Rappeler, par exemple, la
fragilisation des IREM, la mise à mal de la formation, la précarité
récurrente de la recherche universitaire dans ce domaine. Ce ne serait
que piètre défense, bien que tout cela ait miné tous nos efforts. La
meilleure réponse me parait être ailleurs : dire les résultats de ces
recherches, qu’elles aient été conduites dans des équipes universitaires
ou dans les IREM, faire le bilan des connaissances rapidement utiles
pour les enseignants, faire des propositions de formation initiale ou
continue.
«
Il semble nécessaire de proposer des enseignements de didactique en
mathématiques, qui permettent l'appropriation des enjeux d'apprentissage
des savoirs, leur reconnaissance dans les activités scolaires proposées
aux élèves, la prise en compte des difficultés récurrentes et ce, dans
les différentes facettes de l'exercice d’un futur métier » (p.45). Il
faut, bien sûr, proposer de tels enseignements. Nous l’avons fait, nous
savons le faire. Comme tout enseignement, les contenus de ces formations
s’appuieront sur des connaissances explicites, validées par la
recherche en didactique des mathématiques. Comme toute formation
universitaire, c’est le lien entre formation et recherche qui garantit
la qualité et la pertinence de ces enseignements ; il est indispensable
que l’une et l’autre soient confortées.
La cinquième des principales mesures proposées par le rapport, « les
étapes d’apprentissage », et la sixième, « le cours », soulignent des
thèmes sur lesquels nous pouvons faire rapidement des propositions
concrètes de contenu et d’action.
La cinquième mesure énonce :
« Dès le plus jeune âge mettre en œuvre un apprentissage des
mathématiques fondé sur la manipulation et l’expérimentation ; la
verbalisation ; l’abstraction. »
Cette mesure est en résonnance évidente avec les concepts et les modèles
de la théorie des situations didactiques. La mise en œuvre d’un tel
apprentissage appelle la conception et l’organisation dans la classe de
situations adaptées et favorables. C’est à cela que répond la séquence
classique – situation d’action, situation de communication, situation de
validation – modélisée par la théorie des situations didactiques (et à
quoi elle ne se réduit pas). Il est à ce sujet important de souligner
que si ce séquencement est celui de l’apprentissage, il est à l’inverse
du séquencement de la conception des situations : les connaissances dont
l’apprentissage est visé déterminent les types de validation qui
eux-mêmes requièrent des compétences langagières et des représentations.
La situation d’action est la porte d’entrée dans le processus
d’apprentissage en engageant des connaissances initialement disponibles
qui évolueront, se modifieront ou seront rejetées et remplacées par les
connaissances visées. L’enseignant est présent tout au long de ce
parcours, il crée les conditions de l’engagement de l’élève, il
l’accompagne en adaptant ses interventions et, au bout du chemin, il
identifie, nomme, ce qui est appris. Dans ce cadre, on le comprend,
l’erreur n’est pas une faute mais appartient de façon naturelle aux
efforts d’exploration, aux tentatives de solution ; elle est
constitutive de l’apprentissage (p.15). Enfin, de telles situations «
sollicitent [la] créativité [des élèves], développent leur motivation,
encouragent leur esprit d’autonomie et d’initiative » (p.58).
L’ingénierie didactique rassemble les méthodes et les outils pour
concevoir de telles situations et leurs séquencements en s’appuyant sur
les modèles et les concepts de la théorie des situations. Elle répond
pleinement à la volonté d’apporter à l’enseignant « [qui]
ne se voit pas
comme un technicien "exécutant" mais comme un professionnel » les
connaissances pour le rendre «
capable d’analyser sa propre pratique »
(p.19). En adoptant l’ingénierie didactique comme approche structurante,
la formation s’articulera sur «
la pratique du métier, permettant ainsi
aux enseignants de s’approprier des notions de didactique des
mathématiques, de la maternelle au cycle 3 » (p.13).
La situation de validation est une étape, en quelque sorte, terminale du
cheminement vers la notion mathématique qu’il faudra encore expliciter
pour qu’elle prenne sa place dans le corpus enseigné, puis travailler
pour se l’approprier pleinement. Elle est aussi le point de départ de la
construction de l’enseignement. Cette centralité correspond à
l’indispensable prise de conscience, par les élèves, du problème de la
validité de ce qu’ils apprennent. Cette prise de conscience fonde la
culture scientifique et citoyenne bien au-delà des mathématiques
elles-mêmes. Elle est indispensable à la compréhension de ce que sont
les mathématiques, le rapport est sur ce point très explicite : «
la
notion de preuve est au cœur de l’activité mathématique, quel que soit
le niveau (de façon adaptée, cette assertion est valable de la
maternelle à l’université) » (p.25).
Ainsi la sixième mesure énonce-t-elle :
« Rééquilibrer les séances d’enseignement de mathématiques : redonner
leur place au cours structuré et à sa trace écrite ; à la notion de
preuve ; aux apprentissages explicites. »
Il y a quelques décennies, il n’aurait été question que de la
démonstration. L’accent mis ici sur la notion de preuve est
significatif. Il permet notamment de vouloir sa présence dès le cycle 1
et d’envisager l’apprentissage dans la durée. L’apprentissage de la
démonstration sera alors une étape particulière, préparée par la prise
de conscience progressive de la nature et du rôle de la preuve, et
l’acquisition de compétences de validation associées au fil du
développement de la connaissance. La section 3.1.2 du rapport dédiée à «
La preuve » (pp.25-26), par la variété des formulations, illustre toute
la difficulté de cet enseignement : «
démarche de justification
argumentée », «
formes d’argumentation propres aux mathématiques », «
démonstration » ; la même difficulté se retrouve dans les programmes de
2016 (compétences mathématiques, raisonner). Argumentation, preuve,
démonstration ne sont pas synonymes, ces termes renvoient à des
productions dont les caractéristiques sont différentes, et sont le
produit d’activités – argumenter, prouver, démontrer – qui n’ont ni la
même nature, ni la même fonction dans les mathématiques et leur pratique
collective, ni la même complexité conceptuelle et langagière. Depuis
une trentaine d’années, la recherche en didactique des mathématiques a
largement documenté ces questions et produit des résultats sur lesquels
on peut s’appuyer. Il est remarquable que les recherches internationales
dans ce domaine se soient si largement multipliées, avec la publication
de très nombreux articles, livres et la tenue de conférences. La
formation des enseignants sur l’enseignement de la preuve, dès les
premières années, pourra ainsi s’appuyer sur un large corpus de
résultats et d’exemples de situations de classes utilisées pour ces
recherches.
La didactique des mathématiques est déjà une composante des
enseignements dispensés par les ESPE. Cette formation s’appuie, chaque
fois que cela est possible, sur des équipes de recherche. Le rapport
montre pleinement son importance, il faut saisir cette opportunité.
Certes, très malheureusement, le texte parait ignorer ces recherches et
leurs liens forts et anciens avec la formation tant initiale que
continue. Plutôt que d’exprimer des regrets et des protestations qui ne
seront pas entendues, nous devons avancer, avancer encore, avancer
mieux.
Une suggestion ? Créer une base de données constituée des ingénieries
bases des dispositifs expérimentaux (projets, thèses, etc.) en les
documentant de façon normalisée (objectif, script, bénéfices, limites,
etc.). Les utilisateurs, des enseignants mais pas seulement, pourront
adapter ces propositions et documenter en retour. En complément des
travaux théoriques, des exposés de concepts, méthodes et de la
publication des résultats, une telle ressource approfondira encore le
lien entre recherche et pratique. Je ne sous-estime ni la complexité, ni
le risque que courent les transferts trop hâtifs de dispositifs
expérimentaux vers la classe. Mais le défi vaut d’être relevé avec les
formateurs et les enseignants. Je pense que c’est un moyen de répondre
assez directement et précisément au souhait formulé par le rapport
Villani-Torossian : «
La formation doit permettre aux enseignants de
s’approprier des ressources avec toute la distance critique nécessaire,
pour concevoir des situations d’enseignement riches. » (p.13).