mercredi 4 novembre 2020

Les données, un construit de la recherche

Texte préparé avec Nadine Mandran pour le weekend jeunes chercheurs 2020 (WEJCH2020)

Avertissement : ce résumé est un document de travail. Le choix est de proposer, avant le weekend jeunes chercheurs° en didactique des mathématiques, un cadre pour penser la question des données. Des exemples seront proposés repris d’un cas étudié par l’un des auteurs, des travaux des étudiants, ou d’articles publiés.
Les paragraphes ont été numérotés pour faciliter la référence dans des commentaires éventuels de ce billet de blog.
1. Nous nous plaçons dans le cas d’un projet—ou d’une thèse—dont le sujet est déterminé, sans ignorer la complexité et les exigences du choix d’une problématique en amont, ni le travail nécessaire à son expression. Ce qui suit décrit le cadre général de notre contribution dont l’essentiel est de mettre en perspective la notion de « donnée » dans nos recherches.
2. La didactique des mathématiques rassemble une diversité de problématiques parmi lesquelles nous retiendrons celle, séminale, de la recherche « des conditions spécifiques de l’acquisition provoquée des connaissances mathématiques » (Brousseau, 1994, p. 51). Il s’agit de produire des connaissances à finalité professionnelle sous les contraintes d’une réalité à la fois épistémique, sociale et humaine. Cette recherche est de nature expérimentale : les connaissances qu’elle produit doivent leur légitimité scientifique à une validation phénoménologique.
3. Le schéma commun de la communication d’une recherche, par exemple sous la forme d’un article ou d’une thèse, dans la problématique qui nous intéresse ici, comprend classiquement un cadre théorique, le problème (question ou hypothèse), l’état de l’art, la construction d’un dispositif d’observation et les conditions de sa mise en œuvre, les données et leur analyse. Tous ces éléments sont rassemblés et organisés au service de la validation d’un résultat, un terme que nous ne discuterons pas bien qu’il soit la source et le critère de l’intérêt porté à la notion de donnée.

Théorie, modèle, expérience

4. La prééminence du cadre théorique tient à ce qu’il détermine la formulation du sujet de la recherche en l’insérant dans un champ conceptuel, en reprenant le terme de Gérard Vergnaud, c’est-à-dire un espace de problèmes et de connaissances qui mobilise des représentations, des relations et des procédures organisées en un système explicite et cohérent. Le cadre théorique n’est que très exceptionnellement réduit à une théorie. Au contraire, il en articule plusieurs pour rendre compte de la complexité du sujet ou pour dépasser des limitations intrinsèques à une théorie particulière. Ainsi, théorie des situations didactiques, champ conceptuel, dialectique outil-objet, registres sémiotiques, et d’autres encore, pourront être associées pour saisir le sujet de la recherche et, en quelque sorte, le modéliser. La modélisation permet d’articuler les théories, elle est de plus l’outil pour les mettre en relation avec le référent phénoménal, la classe.

5. Le modèle instancie les concepts théoriques et leurs relations, il établit des liens entre théories. Le schéma des espaces de travail mathématique, proposé par Kuzniak, est un exemple de générateur de modèles qui articule les « plans épistémologique » et « cognitif », l’approche instrumentale et sémiotique. Un tel modèle est un outil pour créer une représentation décontextualisée, au sens de l’abstraction d’un problème ou d’une situation d’apprentissage, en les projetant dans les différents plans théoriques. La théorie des situations didactiques propose des moyens explicites de modélisation de situations qu’elle qualifie et relie.  
6. La construction d’un modèle est une tâche indissociable d’une recherche expérimentale. Cette construction est souvent implicite, sous-jacente à celle d’un schéma expérimental basé sur des « réalisations didactiques » en classe comme l’exprime la définition classique de l’ingénierie didactique ; ce faisant, elle prive la recherche à la fois d’une possibilité de résultat, le modèle, et de celle de la remise en question de l’un de ses éléments clés. L’explicitation du modèle permet de le détacher des circonstances contingentes de sa réalisation sous les contraintes d’une réalité dont la complexité dépasse la problématique didactique. Elle permet de lui faire jouer pleinement son rôle instrumental dans la recherche expérimentale et celui de médiateur avec le cadre théorique. 

7.
L’instanciation du modèle dans une réalité scolaire, qu’il s’agisse de celle de l’institution elle-même ou d’un contexte aménagé—assimilable à des conditions de laboratoire, est la phase la plus fragile et délicate de la recherche. Il s’agit de l’expérience qui donne accès à l’observation et donc au recueil des données.  
8. L’autre enjeu du lien entre amont théorique et aval expérimental est la possibilité de poser précisément le problème de la réplicabilité de l’expérience et de la reproductibilité des observables. C’est l’enjeu fondateur et déontologique de toute recherche scientifique. 

Méthode, observation, données

9.  L'ingénierie didactique est la méthode canonique de la recherche pour la problématique dans laquelle nous nous plaçons. Comme le souligne Michèle Artigue (1996, p. 247), elle se caractérise par « la conception, la réalisation, l'observation et l'analyse de séquences d'enseignement ». Sans rejeter cette acception, nous suggérons de distinguer l’ingénierie didactique stricte qui produit un modèle et spécifie l’expérience (schéma expérimental) de l’observation, et donc du recueil de données sur lesquelles porte l’analyse. 
10. Le modèle produit par l’ingénierie didactique tire sa justification du cadre théorique dans lequel il est construit et de sa capacité à anticiper l’expérience—c’est-à-dire ce qui sera l’objet de l’observation—et donc détermine le recueil des observables en les désignant a priori ou a posteriori parmi tous les événements qui s’offre à l’attention de l’observateur. 
11. La spécification des observables et leur potentialité expérimentale est le rôle de l’analyse a priori. IL s’agit, d’une part de déterminer les comportements significatifs qui seront favorisés ou disqualifiés, et d’autre part d’identifier les caractéristiques du modèle qui leurs sont hypothétiquement associées. Pour cela, l’analyse a priori doit proposer des indicateurs tangibles—observables comportementaux, verbalisations, productions—qui sont les éléments focaux de l’observation.

Corpus, données, analyse

12. Ainsi les données sont-elles un construit de la recherche aux racines profondes. Leur identification dans le cours de l’observation et leur recueil est souvent difficile tant il est fragilisé par les effets de conditions de la réalisation effective—souvent qualifiées d’écologiques—de l’expérience. Cette réalisation en classe est soumise à des contraintes multiples qui peuvent en modifier les caractéristiques, le sens et les enjeux. La recherche dans le vif de la démarche expérimentale et l’enseignement dans la dynamique de sa mise en œuvre diffèrent en termes d’objectif et de responsabilité. Cette complexité requiert de documenter les étapes et les détails de d’organisation et d’en suivre précisément le déroulement afin de pouvoir examiner a posteriori la qualité de l’observation et des données ; nous parlerons de traçabilité des données. Il faut pour cela une procédure et un langage (Mandran, 2017, p. 21)  
13. La mise en œuvre de l’expérience mobilise des enseignants, des élèves, l’accord de l’institution scolaire et celui des parents le cas échéant. Les multiples problèmes rencontrés ont rarement une réponse simple. En fait, c’est très souvent sur la base du volontariat de proches ou le hasard d’opportunités heureuses que la classe est ouverte pour la recherche. Cette précarité fréquente est peu interrogée, elle pose la question du corpus et celle des limites que sa qualité impose à la pertinence et la qualité des données. 
14.
L’analyse des données mobilise une part très importante des ressources d’un projet de recherche. À la distinction classique entre analyse qualitative et quantitative, il faut ajouter dans la problématique que nous avons retenue l’analyse a posteriori qui interroge les données à l’aune du modèle et de l’analyse a priori ; c’est cette dernière qui spécifie les observables recherchées lors de l’observation. Le modèle permet de remonter vers le problème et le cadre théorique qui donnent du sens au traitement des données ; c’est-à-dire qui constitue le produit de ce traitement en un résultat.

 Conseil aux jeunes chercheuses et chercheurs

15. La rédaction du premier article—ou celle de la thèse—est un moment initiatique de la vie du chercheur°. La décision de publier peut avoir des raisons multiples, nous ne retiendrons ici que celle d’ordre scientifique : l’existence d’un résultat. Comprendre ce qui constitue le résultat d’une recherche est probablement le plus difficile pour un jeune chercheur°, mais pas que pour lui ou elle…

16. Au fil des évaluations d’articles et des rapports de thèse, il est souvent constaté que la conclusion de la publication est souvent une synthèse de l’analyse des données. L’effort et la mobilisation des ressources pour les réunir et les traiter tend effectivement à les mettre en avant en perdant de vue les raisons même de la recherche. Décider et expliciter ce qui constitue le résultat, c’est identifier ce que la recherche a apporté aux connaissances, aux méthodes ou aux théories mobilisées dans la problématique choisie.

17. Le rôle de l’état de l’art est de préparer la démonstration de l’existence d’un résultat, et donc de la pertinence de la question et de la recherche. Il est important a priori pour s’engager dans la recherche, et essentiel a posteriori pour légitimer son produit.

18. La rédaction de la communication doit parcourir le chemin inverse de celui de la recherche en ne retenant que ce qui est nécessaire à la validation de son produit et sa constitution en résultat. Cette stratégie assure de ne pas perdre le lien avec le cadre théorique et le sujet de la recherche, elle préserve le sens des données et de leur analyse.

Artigue, M. (1996). Ingénierie didactique. In J. Brun (Éd.), Didactique des mathématiques (p. 243‑274). Delachau et Niestlé.

Brousseau, G. (1994). Perspectives pour la didactique des mathématiques. In M. Artigue, R. Gras, C. Laborde, & P. Tavignot (Éd.), Vingt ans de Didactique des mathématiques en France (p. 51‑66). La Pensée Sauvage.

Mandran, N. (2017). THEDRE : Langage et méthode de conduite de la recherche. Thèse, Université Grenoble Alpes.


mardi 31 mars 2020

The transition from mathematical argumentation to mathematical proof, a learning and teaching challenge


https://www.icme14.org/static/en/index.html
Due to the development of the DOVID-19 pandemic, ICME-14 has been postponed by one year, probably until next summer 2021. Indeed, no body knows what the future will be like. So, I chose to share there the abstract of my lecture. Be life kind enough to allow me to attend ICME-14 whenever, wherever. 

Comments and questions on this post will be much appreciated. They will contribute to my reflexion which continues on the mathematical status of argumentation.

Mathematical proof is the backbone of mathematics as a scientific discipline. All along the 20th century, the meagre success of its teaching prompted most of the decision makers to postpone it until children have achieved a certain cognitive development. Research outcomes of the last decades suggest that the teaching challenge can be overcome, hence the nowadays wide consensus that mathematical proof ought to be part of curricula at whatever grade from kindergarten to university. To properly express this objective requires finding an adequate characterization of proof and the right words while one has been accustomed to using several different ones as mere synonymous.
First, I suggest to slightly change the didactical problem from learning proof to understanding how can be asserted the truth value of a statement in mathematics at different grades. This requires to tighten the links between problem-solving and proving, as well as between knowing and proving. I develop this position focusing on three terms: control, argumentation and proof. The choice of these terms intends to denote three regimes of validation whose respective weights change along the continuum from solving a problem to communicating its solution according to the mathematics standards in force at a given grade. 
Second, I shall shape the relations between argumentation and proof from an epistemological and didactical perspective. Doing this, I will pay attention to our linguistic, cultural and epistemological differences.
Although the historical roots of mathematical proof could give it legitimacy, the concept of mathematical argumentation will be a didactic concept and not the transposition of a mathematical one. The inherent social nature of argumentation would otherwise make a lasting impact on the understanding of mathematical proof. Although being the product of a human activity which certification is the outcome of a social process, a mathematical proof is independent of a particular person or group. The standardization of proof in mathematics, in addition to the institutional character of its theoretical reference, entails its depersonalization, decontextualization and atemporality. While argumentation is intrinsically dependent on an agent, individual or collective, and is “situated”.

Eventually, the characteristics of mathematical argumentation must not only distinguish it from other types of argumentation in order to manage its evolution to mathematical norms, but it must also be operational when it comes to arbitrating students' proposals in order to organize and capitalize on them in the classroom knowledge base. How, for example, can be arbitrated the case of the generic example that balances the general and the particular; a balance found at the end of a contradictory debate seeking an agreement which should be as little as possible a compromise?

dimanche 9 février 2020

Mathematical argumentation as a precursor of mathematical proof


https://www.educ.cam.ac.uk/research/groups/sciencetechnologymaths/maths/seminars/MERG%20seminar%20posters/MERGPoster_NicolasBalacheff.pdf
I am delighted to discuss research on mathematical proof soon with Andreas Stylianides and the Cambridge Mathematics Education team.

Here is the seminar abstract:
Along history or across educational traditions, the space given to mathematical proof in compulsory school curricula varies from a quasi-absence to a formal obligation which for some has turned into an obstacle to mathematics learning. The contemporary evolution is to give to proof the space it deserves in the learning of mathematics. This is for example witnessed in different ways by The national curriculum in England (2014), the Common Core State Standards for Mathematics (2010) in the US or the recent Report on the teaching of mathematics (1918) commissioned by the French government; the latter asserts: The notion of proof is at the heart of mathematical activity, whatever the level (this assertion is valid from kindergarten to university). And, beyond mathematical theory, understanding what is a reasoned justification approach based on logic is an important aspect of citizen training. The seeds of this fundamentally mathematical approach are sown in the early grades. These are a few examples of the current worldwide consensus on the centrality proof should have in the compulsory school curricula. However, the institutional statements share difficulty to express this objective. The vocabulary includes words such as argument, justification and proof without clear reasons for such diversity: are these words mere synonymous or are there differences that we should pay attention to? What are the characteristics of the discourse these words may refer to in the mathematics classroom? Eventually, how can be addressed the problem of assessing the truth value of a mathematical statement at the different grades all along compulsory school? I shall explore these questions, starting from questioning the meaning of these words and its consequences. Then, I shall shape the relations between argumentation and proof from an epistemological and didactical perspective. In the end, the participants will be invited to a discussion on the benefit and relevance of shaping the notion of mathematical argumentation as a precursor of mathematical proof.

Monday 18th November 2019, 2.30-4.00pm
Faculty of Education, Donald McIntyre Building (room GS4)


jeudi 16 janvier 2020

Échec ? Célébrons ensemble le rebond !

http://grenoble.thefailcon.com/index.html
Une conférence sur l'échec, ce n'est pas commun. Eh bien, tel est le thème de la FailCon dont le but est de "dédramatiser l’échec, d'échanger et d'apprendre des erreurs des autres, pour mieux réussir". A l'appel enthousiaste des organisateurs, "célébrons ensemble le rebond de l'entrepreneur !", les  participants sont invités à réfléchir sur l’échec sous des angles multiples et différents, "aussi bien dans la recherche que dans l’entrepreneuriat, mais aussi avec l’œil de l’investisseur ou encore le regard d’un arbitre international." 

Cette année, la FailCon Grenoble est dédiée à l'éducation. J'ai hésité à répondre à l'invitation, mais au fond c'est une bonne idée. Il n'est peut-être pas trop tard pour ce poser des questions après plusieurs décennies de recherche marquées par des échecs et quelques succès. Ces derniers font l'objet de publications, mais les premiers ont peu de place dans la biographie officielle. Pourtant ce sont ces échecs qui m'ont appris la complexité de mon domaine, la didactique des mathématiques et les EIAH, pluridisciplinaire par nature, dont le champ d'étude est sous les contraintes toujours en tension de l'institution scolaire et de l'institution universitaire, de la pratique de l'enseignement et de celle de la recherche. L'échec de l'un de mes projets m'a particulièrement marqué. Son thème et sa justification--mettre en place une place une plateforme d'enseignement à distance pour les enfants hospitalisés—m'obligeaient à réussir. C'était au milieu des années 90, les difficultés en ont eu raison à bas bruit. Quelles leçons, humaines et professionnelles, en tirer ?


La FailCon-Grenoble éàéà s'est tenue le 21 janvier dans les locaux de l'IAE sur le campus, retrouvez toutes les informations ici : FailCon Échec et éducation.