Première publication : La lettre de la preuve, Mai/Juin 1999 [original ici]
Le premier diagnostic posé sur ce que pourraient
être les sources de difficulté à
enseigner et apprendre la démonstration en
mathématique a été la nature du contrat
didactique le plus naturellement émergeant des
positions de l'élève et de l'enseignant
relativement aux savoirs en jeu. Parce que l'enseignant est
le garant de la légitimité et de la
validité épistémologique de ce qui est
construit dans la classe, alors l'élève serait
privé d'un accès authentique à une
problématique de la vérité et de la
preuve. Le dépassement de cette difficulté
inhérente à la nature des systèmes
didactiques peut être recherché dans des
situations permettant la dévolution aux
élèves de la responsabilité
mathématique de ce qu'ils produisent, ce qui signifie
l'effacement de l'enseignant dans les processus de prise de
décision au cours de la résolution d'un
problème au bénéfice d'un effort de
construction par les élèves de moyens
autonomes de preuve.
L'argumentation, une problématique issue de l'étude des
interactions sociales
L'interaction sociale entre les élèves est
clairement apparue comme l'un des leviers puissants pour
favoriser les processus de dévolution aux
élèves d'une responsabilité
mathématique sur leur activité et leurs
productions. Au point que l'interaction sociale ait pu
être considérée par certain comme
étant la réponse par excellence aux
problèmes posés. La rhétorique des
tenants d'une telle position s'articulant essentiellement
autour de l'idée que l'enseignant
relégué au rôle de guide ou d'animateur
des apprentissages ouvrirait la place, par ce seul mouvement
de retraite, à une authentique construction des
connaissances.
J'ai, comme d'autres chercheurs,
étudié de telles situations dans le courant
des années 80. Les travaux de cette époque me
paraissent avoir confirmé le caractère
productif et essentiel de l'interaction sociale, mais ils
ont aussi et peut être surtout
révélé que par sa nature même ce
type d'interaction suscitait des processus et des
comportements sociaux allant à l'encontre de la
construction d'une problématique mathématique,
et plus généralement scientifique, de la
preuve par les élèves. Ces processus et
comportements pouvaient être rassemblés au sein
d'une même thématique de
référence, celle de l'argumentation. Je citais
à l'époque, à l'appui de la conjecture
didactique selon laquelle pour les élèves une
problématique de l'argumentation viendrait s'opposer
à une problématique mathématique de la
preuve, les thèses issues des travaux de Perelman,
notamment :
"tandis que la démonstration, sous sa
forme la plus parfaite, est une enfilade de structures et
de formes dont le déroulement ne saurait
être récusé, l'argumentation a un
caractère non-contraignant. Elle laisse à
l'auteur l'hésitation, le doute, la liberté
de choix ; même quand elle propose des solutions
rationnelles, aucune ne l'emporte à coup
sûr" (Perelman 1970 p.41).
Même sans aller jusqu'à une conception de la
démonstration sous sa forme la plus parfaite, ce que
nous ferons en nous plaçant du point de vue de la
pratique des mathématiciens, il reste une opposition
fondamentale sur le terrain de la contribution des ces deux
genres de discours à une problématique de la
validation. Cette opposition, comme cela est le plus souvent
oublié, affecte aussi bien la question de la preuve
que celle de la réfutation. Ainsi le traitement ad
hoc des contre-exemples par les élèves, dont
rendent compte diverses recherches expérimentale,
suggère que les contre-exemples sont vus comme des
objections plus que comme des réfutations
indices d'une contradiction.
L'argumentation, une problématique issue de l'étude des
productions verbales
Les rapports entre argumentation et démonstration
sont un objet d'étude ancien dans une perspective
cognitive et linguistique. Il s'agit alors d'explorer la
complexité cognitive de chaque genre, le rapport
à la connaissance qu'il implique ou favorise,
appuyant l'étude sur l'analyse du texte et des usages
de la langue. Pour situer la problématique de tels
approches, en reprenant à mon compte une formulation
de Jean-Blaise Grize : argumenter est sans doute une
activité finalisée, mais c'est une
activité discursive (le discours étant
quoiqu'il en soit compris comme une activité
sociale).
Argumentation et démonstration se
trouveraient moins distingués par le genre des textes
correspondants -- Raymond Duval soulignera que la distance
discursives entre eux est faible -- que par le statut et le
fonctionnement des énoncés, et donc finalement
celui de la connaissance mise en jeu. L'argumentation, parce
que son fonctionnement semble émerger naturellement
des pratiques communes de discours ne permettrait pas
l'identification de la modification du statut et du
fonctionnement de la connaissance que requiert le travail
mathématique, et en retour la modification de
fonctionnement du discours lui-même.
L'examen des rapports de l'argumentation
et de la démonstration dans cette approche
centrée sur l'analyse du discours me paraît
conforter la conjecture d'un rapport conflictuel entre les
deux genres lorsque l'on se place dans une perspective
d'apprentissage des mathématiques. Raymond Duval en
conclura que "le développement de l'argumentation
même dans ses formes les plus élaborées
n'ouvre pas la voie vers la démonstration. Un
apprentissage spécifique et indépendant est
nécessaire en ce qui concerne le raisonnement
déductif" (utilisant ici, à mon avis à
tort, raisonnement déductif comme synonyme de
démonstration). Il en conclut que la
démonstration relève d'un apprentissage
"spécifique et indépendant".
Pourtant, l'étude naturaliste des interactions
dans la classe, telle que la conduit par exemple Paul Cobb
et son équipe, suggère la possibilité
d'une argumentation mathématique à laquelle
les élèves accèderaient par la pratique
de discussions réglées par des normes
socio-mathématiques (sociomathematical norms) qui
émergeraient des interactions entre l'enseignant et
les élèves (l'enseignant étant
regardé comme un représentant la
communauté mathématique). Dans cette approche
construction d'une rationalité mathématique
(la démonstration n'est cependant pas
enseignée en tant que telle) et argumentation sont
étroitement liées.
Différentes conceptions
théoriques de l'argumentation
La diversité que nous pouvons percevoir des
problématiques de l'argumentation et de ses rapports
aux mathématiques, notamment à la
démonstration, est à mon sens fondamentalement
due à des différences profondes entre les
recherches théoriques dans ce domaine. Je ne ferai
pas ici une analyse des diverses problématiques de
l'argumentation, mais en m'appuyant sur la synthèse
proposée par Christian Plantin dans ses
Essais sur
l'argumentation, je vais essayer de donner une
idée de l'importance d'une prise en compte de cette
diversité. Trois auteurs, par le contraste de leurs
problématiques et leur distance, peuvent être
retenus pour constituer un système de repères
par rapports auxquels on pourra situer les travaux sur
l'argumentation : Chaïm Perelman, Stephen Toulmin et
Oswald Ducrot.
A la suite de Perelman on
considérera que l'argumentation est moins
caractérisée par la prise en charge de son
objet que par celle de son auditoire, elle est moins
finalisée par l'établissement de la
validité d'un énoncé que par la
capacité à obtenir l'adhésion
d'auditoire. En reprenant la formulation de Plantin, un
énoncé dans cette conception a une valeur de
raison, voire de vérité, dès lors qu'un
individu l'accepte.
Toulmin, en revanche, rapporte la
validité d'un énoncé d'abord à
celle de la structure du discours (sa rationalité)
qui la défend et donc fait fondamentalement
dépendre cette validité de celle des
prémisses au sein d'une communauté (d'un
domaine) de référence dès lors que
cette communauté s'accorderait sur les
règles.
"[Une argumentation], c'est l'exposition
d'une thèse controversée, l'examen de ses
conséquences, l'échange de preuves et des
bonnes raisons qui la soutiennent, et une clôture
bien ou mal établie".
Indépendamment des domaines, le discours
argumentatif est organisé sur un mode ternaire
permettant le passage de données à une
conclusion sous le contrôle le plus souvent implicite
d'une "licence d'inférer" (ce schéma peut
être augmenté d'indicateurs de force ou de
restriction permettant de prendre en compte une incertitude
possible sur l'inférence).
Ducrot place l'argumentation au cur
de l'activité de parole. Comme le souligne Plantin,
on ne peut pas, dans cette problématique, "ne pas
argumenter". La structure de la suite des arguments joue un
rôle déterminant : la force d'un argument ne
viendra ni de caractéristiques "naturelles" ni de
caractéristiques rationnelles, mais de sa place dans
l'énoncé. C'est par la structure que l'on
signifie, que l'on montre une orientation qui permet de
recevoir "r comme la visée intentionnelle de P", ou
"R comme une suite possible de P". L'analyse des connecteurs
(mots de liaison) prend avec Ducrot un importance
particulière parce que ce sont eux qui mettent les
informations contenues dans un texte au service de son
intention argumentative globale. La polyphonie des
connecteurs, enfin, permet de mettre en scène dans le
discours non seulement le locuteur mais aussi son
protagoniste potentiel, "P
mais Q"
suggère un sujet adhérant à P auquel le
locuteur objecte Q.
Nous remarquons que la référence à
l'une ou l'autre de ces conceptions de l'argumentation est
susceptible de nous faire adopter une position
différente quant à ce que peut
représenter l'argumentation dans la pratique des
mathématiques, notamment avec une visée
d'enseignement et en relation avec la démonstration.
En se plaçant dans la suite de Toulmin il
paraît possible d'envisager une solution de
continuité de l'argumentation à la
démonstration, et pourquoi pas de considérer
la démonstration comme un genre argumentatif
particulier (j'ignore si Toulmin marquait entre
argumentation et démonstration (mathematical proof)
l'opposition que soulignent les autres approches). En
revanche l'existence d'une telle solution paraît
douteuse lorsqu'on se place dans le cadre proposé par
Perelman ou Ducrot.
Les risques de la reconnaissance
d'une "argumentation mathématique"
Ma position à ce moment de ma réflexion me
porterait à considérer qu'il y a dans
l'argumentation un double mouvement de persuasion et de
validation. Si on peut en douter dans certaines disputes
dans lesquelles la bonne foi n'est pas de rigueur, on peut
en revanche en faire l'hypothèse dans une perspective
scientifique excluant la tricherie et le mensonge (position
idéale sans laquelle notre objet perdrait tout
sens).
- L'argumentation cherche à emporter
l'adhésion d'un auditoire, mais est-ce à
dire avec Perelman qu'elle ne se réduirait
qu'à cela ?
- L'argumentation met en scène un objet, la
validité d'un énoncé. Mais les
sources de la compétence argumentative sont dans
la langue naturelle et dans des pratiques dont les
règles sont le plus souvent d'une nature
profondément différente de celles que
requièrent les mathématiques, et qui
portent la marque profonde des interlocuteurs et des
circonstances. Dans cette mesure je dirais volontiers que
les cadres théoriques de Toulmin et Ducrot, de
façon cependant moins radicale que Perelman,
donnent encore une place centrale aux interactions et
régulations sociale (mais peut être Ducrot
protesterait-il sur ce point). Or, si l'on postule la
sincérité des interlocuteurs dans le champ
des pratiques scientifique, l'argumentation devra
satisfaire les conditions d'une entrée dans une
problématique de connaissance qui implique la
décontextualisation du discours, l'effacement de
l'acteur et de la durée. Toutes conditions qui
vont finalement à l'encontre de la nature profonde
de l'argumentation quelle que soit la
problématique que l'on veuille lui associer.
Je soutiendrais donc qu'il n'y a pas d'argumentation
mathématique au sens souvent suggéré
d'une pratique argumentative en mathématiques qui se
caractériserait par le fait qu'elle
échapperait à certaines des contraintes qui
pèsent sur la démonstration. Ceci ne signifie
pas que tout discours en mathématique qui vise
à établir la validité d'un
énoncé ait toujours eu et puisse toujours
avoir les caractéristiques d'une
démonstration. C'est une richesse des langues latines
que de nous permettre de faire une distinction entre preuve
et démonstration, en imposant aux première les
exigences liées à leur participation à
la construction d'une uvre de connaissance, sans pour
autant les soumettre aux exigences de forme de la
seconde.
S'il n'y a pas d'argumentation
mathématique, il existe pourtant une argumentation en
mathématiques. La résolution de
problèmes, dans laquelle je dirais volontiers que
tous les coups sont permis, est le lieu où peuvent se
développer des pratiques argumentatives reprenant des
moyens opérationnels ailleurs (métaphore,
analogie, abduction, induction, etc.) qui s'effaceront lors
de la construction du discours qui seul sera acceptable au
regard des règles propres aux mathématiques.
Je résumerai en une formule la place que je crois
possible pour l'argumentation en mathématiques,
allant dans le sens du concept d'
unité cognitive
des théorèmes forgé par nos
collègues italiens :
L'argumentation est à
la conjecture ce que la démonstration est au
théorème.
Une conséquence que certains jugeront
catastrophique est que comme la résolution de
problème, l'argumentation sera rebelle à toute
tentative d'enseignement direct (bien sûr, je ne
confonds pas ici apprentissage de l'argumentation et
apprentissage de la rhétorique).
L'argumentation, obstacle épistémologique à
l'apprentissage de la démonstration
En conclusion de ce court essai, dans une perspective
d'apprentissage, j'en viens à ne soutenir ni la
thèse de la continuité ni celle de la rupture
entre argumentation et démonstration (ou preuve en
mathématique), mais à proposer de
reconnaître l'existence d'une relation complexe et
constitutive du sens de chacune : l'argumentation se
constitue en un obstacle épistémologique
à l'apprentissage de la démonstration, et plus
généralement de la preuve en
mathématique.
Comprendre la démonstration c'est
d'abord construire un rapport particulier à la
connaissance en tant qu'enjeu d'une construction
théorique, et donc c'est renoncer à la
liberté que l'on pouvait se donner, en tant que
personne, dans le jeu d'une argumentation. Parce que ce
mouvement vers la rationalité mathématique ne
peut être accompli qu'en prenant effectivement
conscience de la nature de la validation dans cette
discipline, il provoquera la double construction de
l'argumentation et de la démonstration.
L'argumentation dans la pratique commune est
spontanée, comme le soulignent ceux qui travaillent
le discours. Forgée dans les échanges
familiaux, dans la cour de l'école, dans des
circonstances multiples et souvent anodines, la
compétence argumentative de l'élève est
à l'image des pratiques familières : elle va
de soi. La classe de mathématique est l'un des lieux
où l'existence de cette pratique peut être
révélée parce que soudain elle
apparaît inadéquate (mais les situations pour
susciter cette prise de sonscience sont difficiles à
construire). Ce serait même à mes yeux une
erreur de caractère épistémologique que
de laisser croire aux élèves, par quelque
effet jourdain, qu'ils seraient capables de production de
preuve mathématique quant ils n'auraient
qu'argumenté.
Enfin, et il s'agit là d'une point que je n'ai pas
abordé mais que l'on ne peut oublier, le point fort
qui sépare l'argumentation et la démonstration
est la nécessité pour cette dernière
d'exister relativement à une axiomatique explicite.
Peut être parce que le temps des mathématiques
modernes a laissé de trop mauvais souvenirs,
l'idée de lier démonstration et axiomatique
paraît le plus souvent susciter l'inquiétude
sinon une ferme opposition, et pourtant : pourra-on
longtemps faire autrement sans réduire la
démonstration à une rhétorique
particulière ou les mathématiques à un
jeu de langage ?
Quelques lectures
Ducrot O. (1980)
Les échelles argumentatives. Paris : les éditions de
Minuit.
Duval R. (1991)
Structure du raisonnement déductif et apprentissage de la démonstration.
Educational
Studies in Mathematics 22(3) 233-261.
Duval R. (1992)
Argumenter, démontrer, expliquer : continuité ou rupture cognitive ? Petit
X 31, 37-61.
Perelman Ch. (1970)
Le champ de l'argumentation.
Bruxelles : Presses Universitaires.
Plantin C. (1990)
Essais sur l'argumentation.
Paris : Editions Kimé.
Yackel E, Cobb P. (1996)
Sociomathematical norms, argumentation, and autonomy in mathematics.
Journal for
Research in Mathematics Education 27(4)
458-477.