La convergence
uniforme est un concept complexe qui exige la maitrise des concepts de
fonction, de continuité, de limite mais aussi celui de variable. C’est ce que
nous apprend au terme d’une enquête d’une grande rigueur dans un style très
vivant le livre de Gilbert Arsac, « Cauchy, Abel, Seidel, Stokes et la
convergence uniforme », paru récemment chez Hermann dont le sous-titre
devrait susciter l’intérêt des chercheurs en didactique des
mathématiques : « de la difficulté historique du raisonnement sur les
limites ».
Le
point de départ de l’étude est le cours
d’analyse de Cauchy, de 1821, à l’École Royale
Polytechnique, dans lequel il énonce que si une série de fonctions continues
est convergente « dans le voisinage d’une valeur particulière » alors
la somme de cette série est une fonction continue dans ce voisinage (Cauchy,
1821, pp. 131-132).
Avant d’analyser l’explication que Cauchy donne pour justifier ce
théorème, Gilbert Arsac examine ce que sont pour les mathématiciens de l’époque
les concepts de variable, de fonction, de limite et de continuité, puis, il
propose au lecteur un premier exemple de sa méthode d’enquête sur le cas du
théorème des valeurs intermédiaires énoncé, lui aussi, dans ce cours de 1821. En outre,
très utilement, il dédie un court chapitre au rappel, pour le lecteur
contemporain, de la problématique de la convergence uniforme.
La méthode de
Gilbert Arsac lui permet de limiter autant que possible les anachronismes, et
donc les interprétations excessives, lors de son analyse dans laquelle il
confronte le texte ancien aux écritures et critères de la mathématique
contemporaine. On comprend ainsi comment d’une part la relégation au second
plan du concept de fonction derrière celui de variable et, d’autre part, la référence aux caractéristiques graphiques
des courbes associées aux fonctions continues sous-jacente à une conception cinétique de la
continuité, ont pu constituer des obstacles importants à la découverte de la
convergence uniforme. Finalement, c’est l’absence d’expression formelle de la
continuité et de la convergence, définitions dites en (ε, η), et celle de la quantification
qui jouent le premier rôle. Ce qui est en question ici n’est pas la rigueur, car
les textes sont aussi rigoureux qu’ils puissent l’être avec les
moyens de l’époque et la volonté de rigueur n’est pas moindre que celle d’aujourd’hui,
mais la conceptualisation. L’analyse de Gilbert Arsac montre comment les
limitations de la formalisation algébrique pèsent sur l’identification de la
relation entre variable et fonction, la compréhension des dépendances
introduites par l’ordre des quantificateurs universels et existentiels, la
maîtrise de la négation d’un énoncé quantifié pour accéder à une
caractérisation générale de la discontinuité.
L’analyse, qui suit,
des contributions d’Abel (1826), Seidel (1847) et Stokes (1847) confirme les limitations que les outils disponibles imposent à la conceptualisation.
Abel énonce une exception au théorème mais ne peut en donner de raisons. Seidel
introduit la notion de « convergence lente » (notion voisine de la
non convergence uniforme locale) pour expliquer la limite discontinue d’une
série de fonctions continues mais est limité par la définition disponible de la
continuité et de sa négation. Stokes (1847) étudie le problème d’inversion des
limites et identifie la source de contre-exemples dans la condition de
« convergence infiniment lente » mais dans un langage qui ne permet
pas d’aller jusqu’à l’explicitation du concept moderne de convergence uniforme.
Ce dernier cas est particulièrement intéressant en montrant le travail
d’interprétation nécessaire et par là toute la distance entre ce que Gilbert
Arsac appelle « l’outillage mathématique » de l’époque et les mathématiques
contemporaines. L’enquête se
clôt sur l’étude du
texte de Cauchy de 1853 dans lequel il reconnait
l’existence de contre-exemples au théorème énoncé en 1821.
La méthode de Gilbert
Arsac, maintenant familière pour le lecteur qui en a suivi la mise en œuvre sur
d'autres textes, lui permet de construire fermement et rigoureusement les
arguments pour établir que Cauchy est bien le découvreur du critère de
convergence uniforme auquel l’histoire a attribué son nom.
Un mot revient
souvent dans le livre de Gilbert Arsac : interprétation. La conscience des
limites de l’interprétation et la vigilance à ne pas solliciter les textes,
tous reproduits dans l’ouvrage, est au cœur du travail d’analyse. Mais ce mot
en cache un autre : modélisation. C’est en fait un travail de modélisation
qui est réalisé en mettant en évidence la complexité et les limites de la
compréhension des mathématiques de la première moitié du XIX° avec celle de la
première moitié du XXI° siècle. Cette modélisation met en évidence
l’interaction entre les outils langagiers, logiques et algébriques, et la façon
dont les conceptions (compréhension) des notions en jeu contrôlent la
construction des preuves qui ne peuvent, à l’époque, être réduites à un calcul
algébrique ou logique. Gilbert Arsac évoque des formulations elliptiques ou des
quantifications floues, son texte montre que ce sont des symptômes des limites
des moyens disponibles et de la conceptualisation scientifique et non des limites
des mathématiciens eux-mêmes. Ainsi, au terme de la lecture, a-t-on moins
l’impression d’en savoir plus sur l’histoire de l’analyse et de la convergence
uniforme que de comprendre mieux ce concept difficile et techniquement subtil.