Texte d'introduction à une contribution à la table ronde "Provocateur" du Symposium International Distances et savoirs, 10-11 décembre 2009, CNED Poitiers.
La formation à distance, depuis les origines, a exigé de ceux qui la mettent en œuvre -- comme de ceux qui en bénéficient -- la compréhension des circonstances particulières de son fonctionnement qui substitue à « ici et maintenant » un « où et quand on veut » qui remet en question les modalités habituelles de l’enseignement et de l’apprentissage. La formation à distance est ainsi provocatrice parce qu’elle est source de contraintes à l’origine de questions et de remises en questions des pratiques communes.
La distance est au cœur des problématiques de l’enseignement et de la formation. Le maître dans les temps anciens marquait la distance en montant en chaire, plus récemment, au début du siècle dernier, l’estrade était fréquente. Ces dispositifs soulignaient une place différente relativement au savoir. On a peu à peu supprimé ces barrières matérielles, cependant symboliques ; mais si le professeur est « descendu » dans la salle de classe, une distance subsiste. Au fond, la première question que la formation à distance soulève est celle de savoir ce qui est mis à distance. Contrairement aux apparences, ce n’est pas le professeur ou l’enseignant, mais le savoir lui-même -- l’enjeu des apprentissages. D’ailleurs, ne parle-t-on pas d’accès à la connaissance, d’accès au savoir. Un accès rendu possible à « tous » dans la mesure où les contraintes économiques et d’infrastructure auraient été levées. L’enjeu de la formation à distance est donc d’élargir les possibilités d’accès à la formation et à la connaissance, et ce à quoi vont être attentifs les utilisateurs – professeurs, élèves ou familles – c’est la possibilité par ce moyen d’obtenir les diplômes et qualifications recherchés.
J’apporterai ici l’illustration de mon propre témoignage, à propos du projet TéléCabri que j’ai conduit dans les années 90 dans le cadre de l’hôpital de Grenoble. Il s’agissait de mettre en place une infrastructure et des pratiques pour, en s’appuyant sur les technologies de la distance, permettre à des enfants hospitalisés pour des durées significatives de recevoir des enseignements équivalents à ceux qu’ils auraient eu dans leur établissement. La principale spécification du projet, pris dans son ensemble, était que les élèves puissent retourner dans leur établissement d’origine sans pâtir d’une rupture de scolarité (les carnets de notes et autre bulletins circulant entre structure hospitalière et structure scolaire). Les parents, comme les élèves et les enseignants intervenants ne posaient pas de questions sur la technologie et la distance, mais sur l’efficacité d’un dispositif qui était pour l’essentiel transparent à leurs yeux. Ainsi, le critère de succès du projet était la transparence du dispositif technique aux yeux de ses utilisateurs. Le sentiment de distance doit s’effacer au profit de la seule problématique d’apprentissage. Ce qui est provocateur, c’est que le succès de la formation à distance réside dans sa disparition en tant que problématique propre de l’apprentissage ou de l’enseignement, ne subsistant que les contraintes de temps et d’espace à traiter pour telles mais en quelque sorte en arrière plan. En revanche, reste au premier plan la question des rapports entre la technologie et les savoirs dans un contexte d’enseignement et d’apprentissage.
A ce point je voudrais faire une remarque sur la différence d’évolution des vocabulaires dans la sphère anglophone et francophone. Dans le premier cas s’est imposée, sous l’impulsion principalement de la commission européenne, l’expression « technology enhanced learning (TEL) ». Dans la sphère francophone, depuis la fin des années 90 [*], s’est imposée l’expression « environnements informatiques pour l’apprentissage humain (EIAH) ». Je mets le mot « pour » en italique parce que c’est le mot essentiel, celui par qui les difficultés arrivent. En effet, on peut mettre en rapport moyens informatiques et apprentissage, et observer que l’immersion technologique conduit à des apprentissages (a posteriori). Une difficulté surgit, lorsque l’on prétend que ces environnements informatiques ont été conçus « pour » un apprentissage, car alors il faut être capable de justifier de ce que les apprentissages recherchés (a priori) ont été obtenus. Le programme scientifique auquel renvoie le sigle « EIAH » est ainsi autrement ambitieux que celui des « TEL ». Il poursuit en fait le projet initial des « tuteurs intelligents » que l’on a trop vite abandonné devant les difficultés auxquelles les chercheurs en informatique et en éducation étaient confrontés. Les EIAH ne sont cependant pas synonymes des tuteurs intelligents, la problématique englobe aussi bien les tuteurs que les micromondes, la formation à distance les didacticiels. Les EIAH n’auraient au fond à satisfaire que la contrainte de « connaissance », enjeu de l’apprentissage, mais il faut qu’ils ne l’oublient pas. C’est parce que cette contrainte a été mal spécifiée, ou trop rapidement, que Logo fut à la fois un grand succès et un grand échec. Un grand échec parce que finalement Logo a à peu près disparu des classes, faute de trouver sa place dans la caisse à outils qui permet de réaliser les prescriptions du curriculum scolaire. Certes Logo permet d’exprimer la créativité intellectuelle, et d’apprendre des concepts sophistiqués telle la programmation ou la géométrie, mais avec un décalage toujours sensible par rapport aux disciplines scolaires – la géométrie sous-jacente à Logo est la géométrie différentielle (le cercle est une figure à courbure constante) alors que la référence de la géométrie scolaire est la géométrie d’incidence et euclidienne (le cercle est l’ensemble des points à même distance d’un point donné). Pour autant, Logo est un grand succès parce qu’il a forgé le concept de micromonde et ouvert une problématique innovante qui a conduit à des réalisations telle celle de Cabri-géomètre, un micromonde de géométrie élémentaire dont l’interface offre un accès direct aux objets et à leurs relations. L’analyse des deux environnements du point de vue de la connaissance qu’ils engagent et de son rapport aux curricula permet de comprendre leurs réceptions différentes par les institutions scolaires.
Ainsi, la question de la distance ne prend de l’importance que dans la mesure où elle est à l’origine d’incertitudes, de questions sur l’accès aux savoirs en termes d’apprentissage et de leur validation. Ces questions sont intelligibles lorsque la distance est exprimée par des contraintes qui s’exercent sur la communication entre l’enseignant et les élèves, les élèves entre eux, l’accès à une représentation des savoirs en jeu ou aux activités qui les impliquent. Les technologies ont d’abord permis de dépasser les contraintes de l’éloignement géographique en gérant celles temporelles liées à la production des supports de formation et à leur acheminement. Les technologies contemporaines ont diminué sensiblement les contraintes géographiques et fait apparaitre les contraintes topologique, en même temps qu’elles mettaient au second plan les contraintes temporelles d’acheminement pour ouvrir sur celle de la gestion des relations entre temps de l’institution et temps de l’apprentissage, synchronie et asynchronie des échanges, ubiquité des ressources et permanence de leur disponibilité. L’idée même de distance devient seconde, elle cède la place à celle d’espace pour l’apprentissage (learning space) qui associe des espaces numériques et des espaces matériels, des structures sociales réglées par des institutions (e.g. l’école, la classe) ou par des processus sociaux instrumentés (e.g. communautés d’apprentissage) qui émergent des interactions sur Internet.
Au fond, la distance a disparu et les problématiques d’enseignement avec elle, au sens ancien de la malle-poste. Une autre problématique est apparue, celle d’espace d’apprentissage dont les propriétés essentielles sont topologiques et temporelles, plus que géographiques et chronologiques. Cet espace doit avoir des propriétés écologiques assurant la viabilité des processus d’apprentissage d’une connaissance donnée et de leur reconnaissance (certification). La mobilité des supports, la convergence entre téléphonie et informatique, l’accroissement des ressources en libre accès, la convergence des bibliothèques et des systèmes d’information, l’émergence d’une informatique ambiante (coordonnant des capteurs et exploitant leurs données) ouvrent sur une perspective nouvelle et des problématiques pour lesquelles la seule reproduction dans l’espace numérique des modèles de la classe inscrits dans l’espace architectural et institutionnel de l’école, ne sera plus suffisante.
[*] Cette expression est pour la première fois utilisée dans les actes des journées du PRC Intelligence Artificielle tenues à Grenoble en 1997. Elle est née en 1993 d’une réponse apportée par l’équipe grenobloise à une question posée par le comité scientifique de l’IMAG (fédération de laboratoires d’informatique et mathématiques appliquées de l’époque). J’avais pensé que par une telle expression on mettrait mieux en évidence notre projet scientifique en plaçant très précisément le défi dans la finalisation didactique de ces environnements. L’équipe EIAH a été créée dans le cadre du laboratoire Leibniz en 1995.
La formation à distance, depuis les origines, a exigé de ceux qui la mettent en œuvre -- comme de ceux qui en bénéficient -- la compréhension des circonstances particulières de son fonctionnement qui substitue à « ici et maintenant » un « où et quand on veut » qui remet en question les modalités habituelles de l’enseignement et de l’apprentissage. La formation à distance est ainsi provocatrice parce qu’elle est source de contraintes à l’origine de questions et de remises en questions des pratiques communes.
La distance est au cœur des problématiques de l’enseignement et de la formation. Le maître dans les temps anciens marquait la distance en montant en chaire, plus récemment, au début du siècle dernier, l’estrade était fréquente. Ces dispositifs soulignaient une place différente relativement au savoir. On a peu à peu supprimé ces barrières matérielles, cependant symboliques ; mais si le professeur est « descendu » dans la salle de classe, une distance subsiste. Au fond, la première question que la formation à distance soulève est celle de savoir ce qui est mis à distance. Contrairement aux apparences, ce n’est pas le professeur ou l’enseignant, mais le savoir lui-même -- l’enjeu des apprentissages. D’ailleurs, ne parle-t-on pas d’accès à la connaissance, d’accès au savoir. Un accès rendu possible à « tous » dans la mesure où les contraintes économiques et d’infrastructure auraient été levées. L’enjeu de la formation à distance est donc d’élargir les possibilités d’accès à la formation et à la connaissance, et ce à quoi vont être attentifs les utilisateurs – professeurs, élèves ou familles – c’est la possibilité par ce moyen d’obtenir les diplômes et qualifications recherchés.
J’apporterai ici l’illustration de mon propre témoignage, à propos du projet TéléCabri que j’ai conduit dans les années 90 dans le cadre de l’hôpital de Grenoble. Il s’agissait de mettre en place une infrastructure et des pratiques pour, en s’appuyant sur les technologies de la distance, permettre à des enfants hospitalisés pour des durées significatives de recevoir des enseignements équivalents à ceux qu’ils auraient eu dans leur établissement. La principale spécification du projet, pris dans son ensemble, était que les élèves puissent retourner dans leur établissement d’origine sans pâtir d’une rupture de scolarité (les carnets de notes et autre bulletins circulant entre structure hospitalière et structure scolaire). Les parents, comme les élèves et les enseignants intervenants ne posaient pas de questions sur la technologie et la distance, mais sur l’efficacité d’un dispositif qui était pour l’essentiel transparent à leurs yeux. Ainsi, le critère de succès du projet était la transparence du dispositif technique aux yeux de ses utilisateurs. Le sentiment de distance doit s’effacer au profit de la seule problématique d’apprentissage. Ce qui est provocateur, c’est que le succès de la formation à distance réside dans sa disparition en tant que problématique propre de l’apprentissage ou de l’enseignement, ne subsistant que les contraintes de temps et d’espace à traiter pour telles mais en quelque sorte en arrière plan. En revanche, reste au premier plan la question des rapports entre la technologie et les savoirs dans un contexte d’enseignement et d’apprentissage.
A ce point je voudrais faire une remarque sur la différence d’évolution des vocabulaires dans la sphère anglophone et francophone. Dans le premier cas s’est imposée, sous l’impulsion principalement de la commission européenne, l’expression « technology enhanced learning (TEL) ». Dans la sphère francophone, depuis la fin des années 90 [*], s’est imposée l’expression « environnements informatiques pour l’apprentissage humain (EIAH) ». Je mets le mot « pour » en italique parce que c’est le mot essentiel, celui par qui les difficultés arrivent. En effet, on peut mettre en rapport moyens informatiques et apprentissage, et observer que l’immersion technologique conduit à des apprentissages (a posteriori). Une difficulté surgit, lorsque l’on prétend que ces environnements informatiques ont été conçus « pour » un apprentissage, car alors il faut être capable de justifier de ce que les apprentissages recherchés (a priori) ont été obtenus. Le programme scientifique auquel renvoie le sigle « EIAH » est ainsi autrement ambitieux que celui des « TEL ». Il poursuit en fait le projet initial des « tuteurs intelligents » que l’on a trop vite abandonné devant les difficultés auxquelles les chercheurs en informatique et en éducation étaient confrontés. Les EIAH ne sont cependant pas synonymes des tuteurs intelligents, la problématique englobe aussi bien les tuteurs que les micromondes, la formation à distance les didacticiels. Les EIAH n’auraient au fond à satisfaire que la contrainte de « connaissance », enjeu de l’apprentissage, mais il faut qu’ils ne l’oublient pas. C’est parce que cette contrainte a été mal spécifiée, ou trop rapidement, que Logo fut à la fois un grand succès et un grand échec. Un grand échec parce que finalement Logo a à peu près disparu des classes, faute de trouver sa place dans la caisse à outils qui permet de réaliser les prescriptions du curriculum scolaire. Certes Logo permet d’exprimer la créativité intellectuelle, et d’apprendre des concepts sophistiqués telle la programmation ou la géométrie, mais avec un décalage toujours sensible par rapport aux disciplines scolaires – la géométrie sous-jacente à Logo est la géométrie différentielle (le cercle est une figure à courbure constante) alors que la référence de la géométrie scolaire est la géométrie d’incidence et euclidienne (le cercle est l’ensemble des points à même distance d’un point donné). Pour autant, Logo est un grand succès parce qu’il a forgé le concept de micromonde et ouvert une problématique innovante qui a conduit à des réalisations telle celle de Cabri-géomètre, un micromonde de géométrie élémentaire dont l’interface offre un accès direct aux objets et à leurs relations. L’analyse des deux environnements du point de vue de la connaissance qu’ils engagent et de son rapport aux curricula permet de comprendre leurs réceptions différentes par les institutions scolaires.
Ainsi, la question de la distance ne prend de l’importance que dans la mesure où elle est à l’origine d’incertitudes, de questions sur l’accès aux savoirs en termes d’apprentissage et de leur validation. Ces questions sont intelligibles lorsque la distance est exprimée par des contraintes qui s’exercent sur la communication entre l’enseignant et les élèves, les élèves entre eux, l’accès à une représentation des savoirs en jeu ou aux activités qui les impliquent. Les technologies ont d’abord permis de dépasser les contraintes de l’éloignement géographique en gérant celles temporelles liées à la production des supports de formation et à leur acheminement. Les technologies contemporaines ont diminué sensiblement les contraintes géographiques et fait apparaitre les contraintes topologique, en même temps qu’elles mettaient au second plan les contraintes temporelles d’acheminement pour ouvrir sur celle de la gestion des relations entre temps de l’institution et temps de l’apprentissage, synchronie et asynchronie des échanges, ubiquité des ressources et permanence de leur disponibilité. L’idée même de distance devient seconde, elle cède la place à celle d’espace pour l’apprentissage (learning space) qui associe des espaces numériques et des espaces matériels, des structures sociales réglées par des institutions (e.g. l’école, la classe) ou par des processus sociaux instrumentés (e.g. communautés d’apprentissage) qui émergent des interactions sur Internet.
Au fond, la distance a disparu et les problématiques d’enseignement avec elle, au sens ancien de la malle-poste. Une autre problématique est apparue, celle d’espace d’apprentissage dont les propriétés essentielles sont topologiques et temporelles, plus que géographiques et chronologiques. Cet espace doit avoir des propriétés écologiques assurant la viabilité des processus d’apprentissage d’une connaissance donnée et de leur reconnaissance (certification). La mobilité des supports, la convergence entre téléphonie et informatique, l’accroissement des ressources en libre accès, la convergence des bibliothèques et des systèmes d’information, l’émergence d’une informatique ambiante (coordonnant des capteurs et exploitant leurs données) ouvrent sur une perspective nouvelle et des problématiques pour lesquelles la seule reproduction dans l’espace numérique des modèles de la classe inscrits dans l’espace architectural et institutionnel de l’école, ne sera plus suffisante.
[*] Cette expression est pour la première fois utilisée dans les actes des journées du PRC Intelligence Artificielle tenues à Grenoble en 1997. Elle est née en 1993 d’une réponse apportée par l’équipe grenobloise à une question posée par le comité scientifique de l’IMAG (fédération de laboratoires d’informatique et mathématiques appliquées de l’époque). J’avais pensé que par une telle expression on mettrait mieux en évidence notre projet scientifique en plaçant très précisément le défi dans la finalisation didactique de ces environnements. L’équipe EIAH a été créée dans le cadre du laboratoire Leibniz en 1995.
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